Corrida à Córdoba

Mémoires cellulaires


En 1985, dans ma petite brigade de gendarmerie tarnaise, je préparais sans grand enthousiasme le concours d’officier de police judiciaire qui devait m’ouvrir les portes de l’avancement.
En ces lendemains qui déchantaient, la réalité de ce que je croyais être un service public m’apparaissait toute crue et je me sentais plus payé pour emmerder le monde que pour être à son service. Un rayon de soleil, pourtant, éclairait mon quotidien : la musique et en particulier le jazz.
J’avais découvert à Albi un petit magasin de disques d’occasions dont la fréquentation assidue m’avait valu l’amitié de Bernard, son propriétaire. Il m’avait offert une rubrique dans l’émission de radio hebdomadaire qu’il animait et il m’avait présenté ses amis musiciens sud américains. Dès lors, concerts et fêtes plus ou moins improvisées vinrent égayer ma grisaille.

Parmi tous ces nouveaux venus dans ma vie, l’un d’entre eux m’avait plus particulièrement marqué. Il s’appelait Sergio, venait de Córdoba et chantait en s’accompagnant à la guitare. Il était l’un des seuls à avoir accepté une invitation à dîner chez moi, à la caserne.
Je me souviens qu’il avait rapporté un jour avoir rencontré lors d’une soirée, la journaliste de la Dépêche du Midi en charge de la rubrique « sortir à Toulouse ». À cette occasion, la dame qui signait « Nighthawk » ses papiers branchés vint s’ébaubir et minauder autour de lui, répétant à l’envie « Ah ! Comme j’aimerais, comme vous, prendre ma guitare et partir pour parcourir le monde… » Ce à quoi il répondit par un lapidaire « Ben, fais-le ! » qui provoqua un demi-tour pincé du Faucon de la Nuit. Sergio était hilare en rapportant cette anecdote mais je riais jaune car je me sentais également bien incapable d’un tel choix de vie et de rupture.

Avec le temps, ce « Ben, fais-le ! » est devenu pour moi un véritable symbole, celui du déclenchement du processus qui me fit, l’année suivante, démissionner de la gendarmerie pour retrouver cette liberté que j’avais vendue en franchissant les grilles de l’EPPG de Montluçon. Je quittai le Tarn, Bernard et ses copains sud-américains mais en moi s’était inscrit un rêve d’Argentine.
J’eus l’occasion de définitivement boucler mon cycle gendarmesque lors du pot de départ à la retraite auquel nous invita Daniel, un ex-collègue qui, en 2009, terminait sa carrière comme chauffeur du colonel commandant le groupement du Tarn et Garonne à Montauban.

Assis à la table de ce jeune officier supérieur ouvert et plein d’avenir qui au vu de mon parcours me proposa de rempiler, je lui offris un exemplaire de mon livre dédicacé et réussis à lui dire pourquoi j’avais démissionné, ce que mon colonel de l’époque n’avait jamais voulu entendre et que j’avais toujours sur le cœur.
Quelques temps après, nous étions invités à la projection du film des 25 ans de Zingaro et je me suis revu à cheval. Après la pusta hongroise, Monument Valley et les steppes mongoles, mon rêve de chevauchées dans la Pampa restait intact.
J’ai eu envie de saluer Sergio, l’Initiateur.

Des clics et des claques

25 ans après l’avoir perdu de vue, j’ai tapé son nom sur mon ordinateur et la Fée Informatique a retrouvé un guitariste cordobés  répondant à son signalement. Merci Facebook ! Aussitôt, je lui ai envoyé un message disant en substance que bien des années auparavant, entre Toulouse et Albi, j’avais rencontré un jeune homme qui correspondait à son profil et que je tenais à lui dire qu’il avait contribué à changer ma vie.
La réponse ne s’est pas fait attendre, c’était bien lui, étonné et surpris d’apprendre mon histoire. Nous avons correspondu pendant quelques temps, je lui ai envoyé mon livre et mon vieux rêve d’aller galoper dans le pays des gauchos s’est réveillé mais je ne lui ai pas avoué mon désir d’aller le visiter de peur de recevoir un « Ben, fais-le ! » qui n’entrait pas dans mes projets du moment.

Puis notre voyage est devenu d’actualité. Il constitue une nouvelle étape charnière dans ma vie. À 49 ans, je me vois conduit à faire un bilan et revisiter le passé pour mieux accueillir l’avenir. Tout naturellement, après mon histoire avec Daniel puis avec Zingaro, c’était à mes yeux l’occasion de continuer le processus tout en réalisant un vieux rêve. Il ne restait qu’à trouver comment y associer le désir de Catherine de découvrir l’Asie.
Vous connaissez la suite.
J’ai donc annoncé à Sergio que nous allions venir en Argentine et, comme je l’espérais, il nous a déclaré nous attendre chez lui, Villa General Belgrano près de Córdoba.

Son « invitation » conjuguée au billet promotionnel dégoté sur la Qatar Arways a contribué à notre venue anticipée à Buenos Aires fin décembre. Je me réjouissais à l’idée de commencer l’année chez lui mais par un message sec il nous a envoyés à l’hôtel, faute de place pour nous loger. Cette réaction nous a un peu refroidis, d’autant plus que Catherine a souligné l’absurdité de monter à Córdoba dès l’atterrissage alors que nous projetons de descendre vers la Patagonie pour profiter de l’été austral. Nous décidons de décommander le réveillon et remettons les retrouvailles à plus tard, au moment où nous remonterons vers Valparaiso pour y retrouver Pascal et Isabelle.
Sergio est d’accord et s’annonce impatient et curieux.
Le 21 février, à la fin du week end de kinésio, je l’appelle depuis Puerto Varas afin de vérifier sa disponibilité avant de partir vers le Nord: pas de problème, il nous suffira de le prévenir lorsque nous serons à Córdoba, prêts à partir pour Villa General Belgrano, il viendra nous chercher à l’arrivée.
Coincés entre le stage à Puerto Varas (Chili) et notre rendez-vous avec Marie-Andrée le 15 mars à Arequipa (Perou), nous filons directement à Valparaiso où nous écourtons notre séjour pour enchaîner sur Mendoza puis Córdoba et enfin Villa General Belgrano. Nous y débarquons à midi après 30 heures de voyage.

Meine liebe Córdoba


La région de Córdoba est pour nous d’un banal à pleurer avec ses immenses champs de maïs et de soja. C’est vert, c’est peuplé, c’est européen. Nous ne sortons pas du terminal de bus et sautons dans la correspondance pour VGB. Peu à peu, la route se vallonne jusqu’à un immense lac, savant mélange de Suisse, d’Autriche et de Bavière. De belles demeures propres et tirées au cordeau (bas) parsèment ses rives. En approchant de VGB, les maisons en rondins offrant des hospedajes et autres cabañas se succèdent. Nous traversons le bourg, orné d’aigles allemands et de magasins aux enseignes gothiques.
Catherine me rappelle en frissonnant que lors de son précédent voyage, elle avait déjà eu l’occasion de venir ici. L’un de ses copains d’alors l’avait invitée à entrer chez lui  tout en lui recommandant de taire ses origines françaises. Dans la grande salle à manger trônait un portrait du Führer… La petite histoire rejoignait la grande.
Murs de clôture et portails verrouillés sont de rigueur pour protéger les villas cossues aux gazons impeccables qui toutes arborent l’écusson d’une société de télé surveillance. Comme si la nostalgie avait accouché d’un modèle d’ordre, d’idéalisation et de chacun chez soi. Ce que dans l’un de ses messages Sergio avait qualifié de paradis dont il n’éprouvait plus le besoin de sortir.

La Cordobaise 

Il est là, je le reconnais tout de suite même si lui a plus de mal. Il nous présente Mercedes son actuelle compagne qui se définit comme artiste et thérapeute et ses deux enfants de 7 et 9 ans, d’un autre lit. Il nous propose de nous conduire dans un hostel tenu par des amis, à lui à quelques cuadras de là. Nous embarquons dans sa kangoo.
Il m’avoue n’avoir pas réussi à mettre un visage sur mon nom, même s’il a conservé un vague souvenir de moi. Il s’éclaire lorsque j’évoque Bernard. Nous arrivons al Rincon, hostel champêtre à vocation écolo aux airs de ferme modèle avec ses poules, ses canards, ses pintades et ses chevaux mal élevés en liberté. Non, il ne faut pas les toucher, ils peuvent mordre. Non, on ne peut pas les monter.
Sergio fait la bise à la taulière et nous présente.

Elle nous propose une chambre immense pour 160 pesos (40 €) petit déjeuner en sus, ce qui selon Sergio serait un très bon prix pour le coin et la saison. Il n’y a pas Internet, toilettes et salle de bains qu’il faut fermer à clef sont sur le pallier.

Nous hésitons, nous sommes crevés. Lorsque je demande à Sergio son emploi du temps du week end, il m’annonce être libre. Il travaille comme technicien sonorisateur pour la municipalité de Santa Rosa, bled voisin où il vit. Il attend sa fille de 28 ans qui doit venir de Córdoba.
Je suis intrigué par cette fille plus âgée que notre première rencontre et dont il ne m’avait pas parlé à l’époque. Il me dit la connaître depuis cinq ans seulement, époque où elle a fait irruption dans sa vie.
Nous finissons par accepter de rester là et il nous propose de revenir nous chercher à 18h00 pour un asado chez lui.
Nous nous installons dans l’indifférence générale. Les tauliers font la fête entre eux autour d’un asado monumental dont nous ne partagerons que le fumet.
Après une bonne sieste, nous partons en ville pour acheter du vin, du fromage, du jambon, un saucisson, des olives pour l’apéro du soir (on est sérieux ou pas !) puis nous rentrons à l’heure dite.
Sergio arrive deux heures plus tard. 


Il bredouille quelques explications au sujet d’une malencontreuse crevaison, il nous dit être fatigué et n’avoir pas eu le temps de faire les courses pour le soir. Il finit par nous proposer de reporter l’invitation au lendemain 16h00, après avoir déposé sa fille au bus. Nous acceptons sa proposition de nous conduire en ville où nous dînons en tête-à-tête.
Depuis le début de cette histoire, Catherine a un mauvais pressentiment qui semble se confirmer de plus en plus.

Le lapin sans moutarde

Le lendemain dimanche, nous traînons en observant pintades et canards, profitons du beau temps pour faire un peu de lessive, Catherine profite de la piscine, je rêvasse.
À 16h00, Sergio n’arrive pas.
En fait, nous attendrons jusqu’à 20h00, non sans entamer puis terminer le vin, le fromage, les olives et le saucisson que nous avions prévu pour l’invitation. Aucune nouvelle, aucun message, aucun coup de téléphone à ses amis écolos, nous ne savons toujours rien sur les raisons de cet incroyable et incompréhensible lapin.
Il ne nous reste plus qu’à nous offrir le meilleur asado de la ville que nous indique un charmant vieux monsieur croisé dans la rue.

Nous avons géré l’événement sans passion, jusqu’à en rire. Catherine a pu se féliciter de la justesse de son intuition et nous avons débattu au sujet de l’impact inconscient que certaines personnes peuvent avoir sur notre vie et vice-versa.
Sergio l’Initiateur, auquel j’avais attribué le déclic de mon changement de vie, a continué bien malgré lui son œuvre inconsciente à travers les années en demeurant pour moi l’un des objets de ce voyage en Argentine.
Mission accomplie pour lui ; qu’il reste dans son paradis…
Heureusement, il y a eu Rio Gallegos, Juan-Carlos, la Patagonie et tous ses possibles car Villa General Belgrano ne correspond décidément pas au pays dont j’ai rêvé.
Nous n’avons qu’une en vie : nous tirer au plus vite.
Ciao Sergio y hasta nunca !

Pour la petite histoire, dans le bus qui nous emporte loin de VGB vers le Nord, je mets mon iPod en lecture aléatoire. Il s’ouvre sur « The Passenger » d’Iggy Pop que je résiste pas à mettre en lien ici




Cordoba 


Commentaires

Yves a dit…
Très émouvant cette histoire .... "mais qui donc a déjà vu un automobiliste s'arreter sur le bord de la route pour emporter avec lui le panneau de signalisation qui lui indique la route à suivre ?" ...
Merci, j'ai b(l)u d'un trait.
Armand a dit…
Je confirme nos chers et tendres douaniers ont une fâcheuse tendance a marteler avec vigueur et dexterite leur tampon sur nos passeports.Ben oui, j'ai achete deux billets et hop direction Marrackech en amoureux. On vous embrasse. Armand et Brigitte
Bon voyage les amoureux et quant à Yves, je dis képi bas pour la métaphore

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