Discours de clôtures







Un poteau, dix piquets percés qui maintiennent sept fils de fer, un poteau, dix piquets, un poteau, dix piquets… jusqu’à l’infini.
Je pense aux hommes qui les ont posés de chaque côté de la route, avec patience, avec détermination, par tous les temps, en cherchant à donner taille humaine à ce pays de superlatifs. Cette frontière artificielle ne vaut que pour les espèces nouvelles : moutons, vaches, chevaux et automobilistes. Malheur au guanaco, au nandou ou à l’Indien qui choisit de la mépriser, une balle ou un pare-choc a tôt fait de lui faire payer son impudence.

Ici, on est passant. Les estancias, que seuls des portails fermés annoncent, restent invisibles à l’écart de la route, frileusement repliées sur elles-mêmes.

Ici, fini le nomadisme, les immigrants ont  reproduit le modèle européen jusqu’à la démesure. Priorité à la propriété privée. Privée de quoi ?
J’ose à peine imaginer la vie solitaire des hommes qui choisirent de dompter cette Nature majuscule, au nom du Bon Droit, de la Liberté, du Profit, de la Civilisation ou du Bon Dieu. Je frémis à l’idée des bas instincts libérés par la nécessité de survivre, chez ces robinsons patagons coupés du monde, perdus au milieu de domaines aussi vastes que des départements.
Je me dis également que s’ils ont réussi, c’est grâce à une indispensable entraide et une indéfectible solidarité face à l’adversité.

Ici, aujourd’hui, on fonde de nouvelles villes et on baptise des lacs.

Ici, aujourd’hui, les pistes sont  devenues des routes.

Ici, aujourd’hui, la communication est instantanée, radio, TV, satellites et Internet ont permis une connexion au monde.
Qu’en était-il auparavant, au temps des débuts ? Comment les nouvelles parvenaient-elles au fond des estancias les plus reculées ? Existait-il des règles d’hospitalité comme en Mongolie où les yourtes sont ouvertes à tous les visiteurs ? Existent-elles encore ?

Ici, aujourd’hui, les pancartes « paso prohibido » fleurissant sur les rares portails qui interrompent les clôtures le long de la route permettent d’en douter.

Ici, la beauté confine au grandiose.

Ici, l’infini est fauve et jaune paille comme les touffes d’herbe qui le parsèment.

Ici, l’horizon semble plonger dans un abîme.

Ici, comme sur l’océan, le ciel joue avec la terre grise pour l’éclairer de tons toujours changeants.

Ici, les glaciers forment des rivières d’un bleu laiteux qui s’écoulent sans parvenir à féconder les rives stériles.

Ici, les arbres ont renoncé et seuls quelques buissons noirs osent défier le vent.

Ici, le vert semble banni, à moins qu’un homme fou de nostalgie ne choisisse de choyer un carré de gazon perfusé.

Ici, tout paraît encore possible.

Ici, naissent des poètes

Ici, en Patagonie.

(pas d'agonie mais presque, jajaja)

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